Seul « performeur » du Togo, Ras Sankara a reçu le prix Ellipse d’art contemporain 2023. Rencontre avec un homme aussi engagé que talentueux.
Debout au milieu du public, l’artiste marque une pause, un silence. Il enfile une combinaison blanche, maculée d’inscriptions rouges et noires : « Afrique », « Chine », « US », « France », « Pétrole », « Violence », « Guerre », « Écologie », « Réfugiés », « Coltan ».
Dans une croix en bois posée au sol, il plante des clous. Puis enroule la croix dans un drap blanc, l’entoure d’une chaîne en métal, et se lève. Debout, d’un air grave, toujours sans mot dire et tête basse, il fait tinter des clochettes. Il s’arrête, prend la croix sur son épaule et se met à marcher. Le public, attentif, ne le lâche plus des yeux. L’artiste marque une nouvelle pause. Sur la croix, il écrit : « Cuivre » et « Diamants ». Violemment, il déchire le drap, puis écrit encore sur le bois : « Droits de l’homme », « Terre », « Dictature »…
Cette performance, intitulée Blood of Minerals, est l’une de celles que l’artiste togolais Ras Sankara a présentées à Paris, en octobre 2023, au Carreau du temple, lors d’Also Known As Africa (AKAA), salon d’art contemporain et de design africains. Un rendez-vous international auquel il a été invité après avoir remporté le prix Ellipse 2023.
Rastafarisme et hommage à Thomas Sankara
C’est à Lomé, en janvier, que Jeune Afrique a rencontré Ras Sankara – Kossi Aféli Agboka de son vrai nom –, le seul « performeur professionnel » de son pays. Empli d’un calme naturel, l’artiste semble avoir surmonté sa timidité au fil des années et des performances.
Né il y a trente-quatre ans à Kpélé Dzogbefèmé – un village situé à 250 km au nord de la capitale et dont son grand-père était le roi –, fils d’une cultivatrice et d’un maçon, seul garçon d’une fratrie de quatre, il est âgé de 10 ans lorsqu’il arrive avec sa famille à Lomé. Aussitôt il se tourne vers l’art et le monde associatif. Il interrompt ses études en classe de première, apprend sur le tas à organiser des événements culturels, se spécialise dans la photographie et devient même occasionnellement guide touristique.
En 2012, il prend pour pseudonyme Ras Sankara. « Ras » pour son adhésion au rastafarisme – il porte aussi des dreadlocks – et « Sankara » en hommage au leader burkinabè Thomas Sankara, en qui il dit se retrouver. Un nom qu’il a choisi, aussi, « pour rendre hommage à toutes ces personnalités togolaises et africaines qui ont lutté pour les droits de l’homme, mais ont été fauchées par les balles de l’impérialisme ou de la dictature ».
Autoportrait de Ras Sankara pour “Zombicratie” : une installation et performance réalisée à Lomé, en novembre 2021, “qui met en lumière la dictature subie par l’Afrique francophone, les emprisonnements et les exilés forcés, et fait se transformer les dirigeants en zombies”. © Ras Sankara Agboka
La rue comme scène
L’art de la performance, Ras Sankara le découvre en 2016 après une rencontre avec Fiatsi Va-Bene Elikem, une performeuse ghanéenne. C’est, pour lui, une révélation. Il se lance alors dans cet art éphémère, à la confluence du théâtre, de la danse et des arts plastiques. Avec son corps pour principal médium. Au Togo, on le compare alors à Calico – figure majeure de l’art contemporain togolais, décédé en 2002, et qui réalisait régulièrement des performances. La scène de prédilection de Ras Sankara ? La rue. « C’est un lieu emblématique, où toutes les énergies se rencontrent et se dispersent, c’est de la rue que toutes les informations partent. »
La performance est un art du don de soi et du courage. Peu ou pas rémunératrice, elle est jouée devant un public non averti, et reste souvent incomprise des autorités, qui y voient parfois une manifestation politique.
Ras Sankara remercie aussi les quatre amis proches avec lesquels il travaille depuis cinq ans, car ses performances sont élaborées « en équipe ». Les œuvres sont préparées : l’artiste crée, répète et repère les lieux grâce à des photos, pour être prêt le jour J.
Tradition vaudoue
Depuis près de huit ans, inlassablement, Ras Sankara « performe » trois ou quatre fois par mois. Il voit dans cet art le meilleur moyen de crier sa rage et de dénoncer les souffrances des peuples : « Je suis épris de lutte contre les injustices sociales. Donc, à travers mon corps et mon essence, je veux réhumaniser l’humanité. » C’est ainsi que cet homme qui « n’aime pas les limites » se sent « libre ».
Les thèmes de ses performances : le respect des droits humains, la mémoire de l’esclavage et le retour de la diaspora, l’unité des peuples, la lutte contre les violences faites aux femmes, le combat contre la dictature ou contre l’impérialisme, le respect de l’environnement, la lutte contre la pollution, ou encore la mise en valeur des traditions africaines.
« Lors de mes créations en pleine rue, j’écoute beaucoup le public. Quand je parle de la tradition vaudoue et que j’ai des cauris, des calebasses, les gens pensent que je fais un rituel ! Mais après, ils comprennent que c’est du théâtre. J’explique aussi ma démarche. Quand je fais des performances plus politiques, j’entends des gens qui ont peur pour moi et me disent d’arrêter, d’autres qui m’encouragent en me disant d’être vigilant ! »
L’artiste ne cache pas son engagement, qui s’est concrétisé en 2014 par sa participation au mouvement Artivisme, fondé par le chanteur et griot Elom 20ce. Ras Sankara veut « suivre les idées » et souligne qu’il n’est donc encarté dans aucun parti politique. « Jusqu’à présent, je n’ai reçu aucun soutien des institutions [culturelles] de mon pays. C’est une manière de résister, d’être moi-même. On ne doit pas me détourner de ma vision [du monde]. »
À ses risques et périls, Ras Sankara a participé à des manifestations politiques : « En 2017, j’étais dans un mouvement d’artistes engagés. Pendant une marche, j’ai eu la jambe cassée après avoir chuté d’un véhicule sur lequel les forces de l’ordre avaient tiré. C’est aussi le risque de l’engagement ! ».
À plusieurs reprises, les forces de l’ordre l’ont empêché de réaliser ses performances de rue. « Je me souviens de l’une d’entre elles, en décembre 2018, intitulée Le Cri du Peuple. Le peuple avait décidé de manifester contre le pouvoir et il y avait beaucoup de violations des droits de l’homme. J’avais vu la photo d’un enfant, mort, à terre, baignant dans son sang », se rappelle l’artiste.
Le lendemain, dans la rue, il s’est versé des seaux de peinture rouge sur le corps, a brandi un drapeau togolais, a brisé et jeté au sol une chaise qui représentait « le pouvoir en place », en criant le nom du petit Togolais décédé. « Dans la rue, certaines personnes ont pleuré », se souvient l’artiste. « La gendarmerie est arrivée pour faire cesser la performance, poursuit-il, et des amis défenseurs des droits de l’homme sont venus m’aider à calmer le jeu. »
Acharnement
Convaincu que son art doit rayonner, le performeur lance, en 2017, la première édition du festival L’Émomé Art (« L’art dans la rue »), qui se tient désormais tous les ans à Lomé. Depuis ses débuts, environ 350 personnes y ont participé, et, pour la 5e édition, en juin-juillet 2023, il a accueilli des performeurs du monde entier.
Ras Sankara garde en lui la force de celui qui n’abandonne jamais : « Être artiste, c’est un métier. À un moment donné, [le besoin de] survivre t’éloigne de l’art et de tes convictions. Mais il faut tenir, pour l’avenir. C’est cet acharnement qui m’a permis de recevoir le prix Ellipse. »
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