Que reste-t-il donc de conscience morale à un peuple, si ceux qui en ont l’étoffe et la qualité choisissent tous de briguer des fonctions exécutives ? Voilà une question que, plus que jamais, l’on devrait se poser à Kinshasa, à Bukavu, et ailleurs en RD Congo…
De nombreux Congolais s’y attendaient sans doute, mais la plupart semblent surpris par la candidature du docteur Denis Mukwege. Il y aura donc un Nobel sur la ligne de départ de la présidentielle du 20 décembre prochain, en RDC. Pour autant, la déclaration du célèbre gynécologue ne semble pas avoir déclenché un enthousiasme à la mesure de sa notoriété. Comment expliquer ce décalage ?
Peut-être n’attendaient-ils tout simplement pas leur illustre concitoyen dans une course à la magistrature suprême. Les Congolais l’avaient hissé sur un piédestal, pour son admirable dévouement, dans le Sud-Kivu, au service des survivantes des violences sexuelles, ces femmes dévastées dans leur chair par d’authentiques criminels de guerre. Le docteur Mukwege avait conquis le respect de l’Afrique et du monde ; il était récompensé par de prestigieuses distinctions, dont, en 2018, le prix Nobel de la paix, qui l’a définitivement placé au-dessus de la mêlée, de la haine, de la médiocrité et d’autres tares caractéristiques de la vie politique congolaise.
Certains en ont déduit qu’il pouvait incarner le salut de ce peuple longtemps bafoué par des dirigeants indignes. Devait-il, pour autant, se porter candidat à une présidentielle déjà largement encombrée ? C’est là que surgit la circonspection, qui explique sans doute pourquoi certains hésitent tant à s’enthousiasmer pour cette candidature.
Qu’aurait-il dû faire ? Il estime devoir se sacrifier pour sauver la patrie. « Je ne vais pas attendre 2028. Demain, ce sera trop tard », a-t-il dit. N’est-ce pas clair ?
Dire cela, comme cela, reviendrait à prétendre que lui seul peut sauver la patrie, et uniquement en étant chef de l’État. Double erreur ! S’il peut être un bon chef d’État – ce qui n’est, en rien, une certitude, en dépit de son parcours admirable et du Nobel –, son profil est plutôt de ceux que les leaders s’entendent généralement pour aller chercher, comme un recours fédérateur. Or, ici, c’est lui qui se proclame, soutenu par un groupe de personnes, certes, respectables, mais il n’est guère que le vingt-et…-quelquième facteur de division, et ne peut même pas revendiquer le label de la société civile, cette dernière ayant désigné un autre candidat. Pour espérer être élu, il devra donc, d’une manière ou d’une autre, user de ces mêmes méthodes qui poussent parfois à se demander si la politique n’est pas, décidément, un métier de voyous. Ses adversaires vont désormais se croire autorisés à le traiter comme ils se traitent entre eux. Aucune mesquinerie ne lui sera épargnée. Et, sur ce théâtre, il pourrait vite se trouver désemparé.
Comment peut-il espérer sauver la patrie, sans entrer en scène ?
Étant là où il était jusqu’à présent, faisant ce qu’il faisait depuis 1999, il était infiniment plus important et plus utile à son peuple que nombre de ces chefs d’État qui n’ont cessé de bafouer la dignité du Congo et des Congolais. Il pouvait parfaitement contribuer à sauver la patrie en étant, simplement, une conscience morale, un faiseur de roi, pourquoi pas ! Il aurait pu pousser la multitude à s’unir, pour le sursaut dont lui-même dit rêver. Il aurait pu raisonner ces ambitions éparses, propres à écarteler à mort la RDC. Surtout, il aurait pu être l’arbitre, au-dessus de la mêlée, pour rappeler, y compris le futur président, à ses obligations, et la classe politique à ses responsabilités. Les peuples qui n’ont pas de tels repères, de telles consciences morales, sombrent toujours plus facilement que les autres.
Désormais acteur, il pourrait, s’il venait à être élu, se trouver débordé par la gloutonnerie de certains de ceux qui le poussent aujourd’hui à soi-disant sauver la patrie, mais espèrent, secrètement, se faire surtout une place au bord de la mangeoire, pour, dans son ombre, perpétuer l’œuvre de prédation… Ils se serviraient donc de lui !
Chronique de Jean-Baptiste Placca