Ce que l’Europe et le monde doivent à l’Afrique

Cet article est précédemment paru dans Ethiopiques, Revue socialiste de culture négroafricaine en 1977 sous le titre « Les Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne». L’auteur Léopold Sédar Senghor démontre que « la science et la philosophie, sinon la religion, grecques étaient nées au contact des [Noirs]. » Léopold Sédar Senghor, qui reconnait lui-même avoir un faible pour la France et l’Occident, n’hésite pas à suivre les traces de Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Edmond Pottier, Elisabeth Morel, Henri Breuil et Raymond Lantier. L’origine de la présence nègre en Occident ne s’explique pas que par l’esclavage. Depuis le Paléolithique supérieur, l’homme noir a eu un rôle de civilisateur notamment dans le monde méditerranéen. C’est pour cette raison que le noir était considérée comme une couleur sacrée. « Rien d’étonnant donc que les anciens Méditerranéens fussent sans préjugés contre les Noirs, même les Romains, qui furent si durs contre Carthage ».

Au colloque tenu à Dakar, du 19 au 23 janvier 1976, sur l’Afrique noire et le monde méditerranéen antique, le professeur M. Martin y a soutenu que «le métissage, élément important du ‘‘miracle grec’’, a dû se faire en priorité avec la femme noire, qui apporte, non seulement son double chromosome X, mais certains autres dans leurs cariotypes, avec toute la beauté, la grâce, la finesse intuitive de la féminité».

«En Egypte, la séductrice, c’est Yasmarouni, la Nubienne à la peau foncée. »

D’où l’attirance réciproque des contraires chaque fois que deux races, deux ethnies, deux peuples, sont en contact. Qu’on se souvienne seulement de la femme kouchite, c’est-à-dire noire, de Moïse, de la reine de Saba, lançant aux filles de Jérusalem : «Je suis noire, et je suis belle », ce qui est la traduction mot à mot du texte et non pas : « Je suis noire, mais je suis belle ».

Aujourd’hui encore, en Egypte, la séductrice, c’est Yasmarouni, la Nubienne à la peau foncée. A l’inverse, en Afrique noire, la séductrice, c’est Mami Wata (de l’anglais Mamy Water), la déesse de l’eau, que l’art populaire du Sénégal nous présente comme une grande femme, claire de peau, avec une longue chevelure, comme une métisse. Que faut-il entendre par «Noirs», non plus au sens scientifique, mais au sens des Grecs et des Latins?

Les Grecs, en général, employaient, au singulier , le mot Aethiops, «au visage brûlé», pour désigner le Noir – ou un mot voisin de la même racine. C’est ainsi que, dans sa description de l’armée de Xerxès, Hérodote emploie le même mot, Aithiopes, au pluriel , pour désigner les Négro-Africains oulotriches «aux cheveux crépus», qui étaient dans le même corps de troupe que les Arabes et les Négro-Asiatiques ithytriches, «aux cheveux raides», qui étaient avec les Indiens.

Les Romains , eux, n’employaient pas le mot niger, qui était adjectif, mais préféraient utiliser, selon leur origine, les mots Afer, «Africain», et Indus, «Indien», pour désigner le Noir. Cependant, il leur arrivait d’employer ce dernier mot, notamment en poésie et pour des raisons prosodiques, pour désigner les Négro-Africains, à qui ils avaient surtout affaire, comme de reprendre, tout simplement, le mot grec Aithiopes, «Ethiopiens».

«Le pourcentage des Noirs à Rome était bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui à Paris»

Allons plus loin, en songeant aux Préhellènes de Vercoutter. En réalité, aithiops signifie originairement, non pas «noir», mais «rouge foncé», comme le vin ,comme précisément la couleur des indigènes que les Grecs trouvèrent dans le pays et les îles qui devaient devenir la Grèce. C’est en partant donc de ces Préhellènes, qui étaient effectivement des Aithiopes, qu’ils appliquèrent le mot à tous les hommes à peau plus ou moins noire. Reste le mot Mourus, qui fait question à plus d’un titre.

Le mot vient du grec, dont le sens étymologique est «de couleur sombre». Ce qui signifie que les anciens Grecs ne voyaient pas non plus blancs les habitants du Maghreb, c’est-à-dire l’ensemble des pays du nord-ouest de l’Afrique, qui comprend, aujourd’hui, le Maroc , l’Algérie et la Tunisie. Suivant, ici encore, les Grecs, ils ne voyaient pas davantage blancs les habitants de l’Egypte et de la Libye.

Ce n’est pas hasard si Hérodote écrit des Colchidiens qu’ils sont d’origine égyptienne «d’abord parce qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus»[1]. Si le mot Maurus a fini, sous l’Empire, par être le synonyme d’Aithiops, voire de Niger, il n’en a pas toujours été ainsi, et des auteurs romains mais surtout grecs nous ont montré, en Mauroussia ou Mauretania, des «Ethiopiens» vivant à côté de «Maures»

D’après les différents témoignages, il semble bien que le pourcentage des Noirs à Rome était bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui à Paris. Ce qui est, tout de même, important. Et ils y exerçaient des métiers ou professions d’une grande diversité. Ils étaient lutteurs, boxeurs, acteurs, étudiants, pédagogues, voire écrivains, desservant des religions orientales ou exotiques, comme nous allons le voir. Mais à Athènes, me demandera-ton, en Grèce?

Les Noirs, de «grands et beaux hommes» selon Hérodote

Si les Noirs, aux ères classiques de l’une et de l’autre cités furent moins nombreux à Athènes et en Grèce qu’à Rome et en Italie, ce n’était pas que les Cirées fussent moins curieux que les Romains: c’était qu’ils furent moins conquérants.

Dans le chapitre intitulé «Les Nègres en Grèce»[2], Alain Bourgeois nous a montré comment, depuis Homère jusqu’aux Ptolémées, les Grecs — aussi bien de la Sicile, de la Grande Grèce et des colonies d’Afrique que de la Grèce proprement dite — s’étaient ouverts aux Noirs, qui, comme plus tard à Rome, vécurent parmi eux, y exerçant divers métiers.

Il semble même qu’il y eût moins d’esclaves en Grèce qu’en Italie. Il est vrai que, jusqu’ à ces dernières années, les préjugés européens voyaient, partout, des esclaves dans les œuvres d’art représentant des Noirs, alors que les textes littéraires, à l’évidence, prouvent que les Latins, mais surtout les Grecs, s’ils péchaient contre les Nègres, c’était plutôt par sympathie.

Sans parler encore de leur rôle de civilisateurs, Hérodote, le père de l’Histoire, les présente comme de «grands et beaux hommes» et Scylax nous dit, dans son Périple, que «ceux de l’Occident ont plus de quatre coudées».

La présence noire en Grèce et à Rome: un fait colonial

La présence de Noirs dans le monde grec, puis dans la République, mais surtout, dan l’empie romain, tient, en partie, au fait de la colonisation. C’est le même phénomène qui, au XXè comme au XIXe siècle, s’est produit dans les empires britannique et français.

Il n’est que de rappeler comment, à partir de l’an 264 avant Jésus-Christ, Rome se lança dans la conquête du bassin méditerranéen, et que les combats les plus acharnés se déroulèrent en Afrique, notamment contre les Berbères — Numides et «Maures» —, mais surtout contre les Noirs. C’est au sud de l’Egypte, à sa frontière avec la Nubie, alors appelée «Ethiopie», que l’Empire romain, héritier des Ptolémées, connut les pires difficultés avec les Nubiens, présentés sous différents noms — Blemmyes, Nobates, Nobades —, qui, semble-t-il, désignaient différentes ethnies d’un même peuple.

Depuis le règne d’Auguste jusqu’au VIe siècle après Jésus-Christ, l’armée romaine, même sous l’Empire romain d’Orient, ne cessa de guerroyer, sous une forme ou une autre, contre les redoutables guerriers nubiens, dont les ancêtres avaient formé l’élite de l’armée égyptienne sous les pharaons. Je signalerai, entre autres, la campagne de Cornélius Gallus, premier gouverneur d’Egypte, mais surtout les deux campagnes de C. Petronius, en 22 et 24 avant J-C. Ce n’est pas hasard si Auguste remit les tributs qu’ il avait imposés aux Nubiens et si Dioclétien, au IIIe siècle après J.C., décida de verser des subventions annuelles aux Nobades et aux Blemmyes.

Je ne reviendrai pas sur les guerres puniques. Ces guerres avaient abouti à la conquête puis à la romanisation, toutes les deux longues et difficiles, de l’Afrique du Nord-Ouest, devenue le Maghreb. Pour quoi l’ Européen occidental, le Roumi, c’est-à-dire le «Romain», est resté, pendant des siècles, l’Antagoniste.

Et Memnon le guerrier noir dont la «beauté soulève l’admiration» vint au secours de Troie

C’est de cette Afrique du Nord-Ouest, divisée en plusieurs provinces, que les Romains lancèrent, au Ier siècle après J-C, deux expéditions en direction de l’Afrique noire. En 86, Septimus Flaccus, legatus Augusti propraetore, partant de Libye, à la tête d’une colonne romaine, s’avança, pendant trois mois, vers le sud en territoire des Noirs. Mais la mission la plus fameuse est celle que conduisit Julius Maternus, qui, quittant Leptis Magna, traversa le pays des Garamantes pour atteindre Agysimba, un pays peuplé de Noirs et de rhinocéros. Il est généralement admis qu’il s’agit d’un pays soudano-sahélien.  

Plus convaincants que ces expéditions, passées dans le folklore des spécialistes, me semblent être les nombreux faits qui prouvent une présence assez nombreuse des Noirs dans l’Empire romain, et d’abord dans des provinces d’Afrique du Nord, depuis l’Egypte jusqu’à la Mauritanie tingitane. Aujourd’hui encore, il y a des populations noires au sud de tous les pays d’Afrique du Nord, depuis la Haute-Egypte jusqu’aux rives du fleuve Draa, au Maroc.

Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des peuples méditerranéens et depuis la guerre de Troie, sans parler des guerres pharaoniques contre les Asiatiques, on trouve des Noirs et leurs métis dans les armées qui s’affrontent, parce que les Noirs font partie de ce monde, comme nous l’avons vu, mais aussi qu’ils sont de bons soldats. Il y a Memnon le guerrier noir dont la «beauté soulève l’admiration»[3] et qui, à la tête d’un contingent de soldats éthiopiens, vint au secours des Troyens assiégés. Et, tué par Achille, il fut chanté successivement par Homère, les tragiques et les poètes lyriques grecs. D’autre part, dans l’ armée de Xerxès, si l’on en croit Eschyle dans les Perses, il y avait un corps de 30.000 cavaliers noirs.

Le Noir, un soldat au service du monde méditerranéen

D’après Tite-Live, c’est 11.000 fantassins noirs qu’Hannibal confie à son frère Hasdrubal, sans compter une troupe mixte composée de Noirs, de Puniques et de Maures[4]. C’est dans les guerres puniques qu’après avoir eu, contre eux, des soldats noirs — sujets, alliés ou mercenaires de Carthage, car il y avait les trois situations, les Romains les employèrent, à leur tour et avec les mêmes statuts.

Les témoignages sont, ici, nombreux. Ils proviennent de l’art comme de la littérature, et, dans celle-ci, des poètes comme des historiens ou des analystes. On peut citer, parmi d’autres, Tite-Live, Salluste, Tacite, Lucien, Héliodore, Ammien Marcellin, Pacatus, Horace et Martial. En ce qui concerne les armées de Carthage, il y avait les Carthaginois (Poeni ou Carthaginienses) et, à côté d’eux, non seulement les Noirs (Afri ou Aithiopes), mais encore les Numides (Numidi) et les «Maures» (Mauri).

Les Noirs étaient de préférence employés comme fantassins ou cornacs. Comme fantassins, ils étaient réputés pour leur habileté à se servir des flèches et des javelots. S’agissant de l’armée romaine, elle avait appris des Carthaginois comment se servir des troupes africaines, connaissance à laquelle elle devait, au cours des siècles, ajouter sa propre expérience. Elle employa donc, à côté des Numides, mais surtout des Maures, des Noirs de toutes les parties de l’Empire. Elle les employa dans les mêmes fonctions, sauf que les cornacs des armées carthaginoises étaient remplacés par des cavaliers. Quelle était l’importance des troupes noires et où les envoyait-on de préférence?

Les Romains n’avaient pas de préjugés raciaux

Disons, d’abord, que bien qu’ils eussent noté les différences entre Aithiopes, Nutnidi et Mauros, pour les utiliser plus efficacement selon leurs aptitudes, comme en témoigne le fameux passage d’Héliodore sur la méthode des Ethiopiens au combat[5], qui se peignaient de couleurs vives et dansaient avant le combat, ou de Tacite sur celle des Maures[6], les Anciens, dont les Romains, n’ayant pas de préjugés raciaux, les considéraient globalement comme des soldats africains et avaient les mêmes réactions à leur égard. En nous rapportant les plaintes des Locriens contre une garnison laissée dans leur ville par Hannibal, Tite-Live écrit: «Nous, pendant que nous avions une garnison punique dans notre citadelle, nous avions subi de nombreux sévices, odieux et abominables…[7]»

Cela dit, quelle était donc l’importance des troupes noires dans l’armée romaine? Encore une fois, il faut toujours les replacer dans un contexte africain et parmi des troupes africaines, numides ou maures. Même ainsi, il apparaît que les Romains, à l’exemple des Perses et des Carthaginois, employèrent des contingents non négligeables de soldats noirs, isolés ou en corps. Et les officiers ne devaient pas y être rares, comme le prouvent certaines inscriptions.

C’est en cela qu’ils se distinguèrent des Grecs, même des Ptolémées, qui ne s’étaient pas beaucoup servis de troupes noires. Ces Noirs, parmi les Africains, devaient être d’autant plus nombreux que les témoignages, littéraires et artistiques, n’en sont pas rares. On les trouve d’un bout à l’autre de l’Empire: dans toutes les provinces d’Afrique, bien sûr, et à Rome, mais aussi aux frontières de l’ Empire et, d’une façon générale, partout où l’on se bat : en Bretagne, en Orient, en Grèce, en Dacie, comme en témoignent les arcs de triomphe, singulièrement ceux de Trajan, Septime Sévère et Constantin.

D’Esope, le fabuliste noir et Térence, l’écrivain de “couleur”…

Passant à la littérature, je dirai qu’on n’a pas signalé de dramaturge noir dans le monde grec, si certains auteurs nous ont présenté Esope, le fabuliste, non précisément comme un Africain — c’était un Phrygien —, mais comme un Noir.

Et, je dois l’avouer, la thèse est d’autant plus séduisante que ses fables ont la saveur des fables noires et que, comme l’écrit Alain Bourgeois, son nom grec, Aisôpos, pourrait dériver de Aithiops-Aithiopos. Il semble bien que le cognomen de Térence, Afer, n’a pas été donné au hasard. D’autant que Suétone, dans sa Vita Terenti, le décrit comme colore fusco, «de couleur noire». Mais quel est, en latin, le sens exact de fuscus?

Il m’apparaît sans équivoque dans l’usage qu’en font les poètes latins, pour des raisons prosodiques semble-t-il, comme d’Indus au demeurant. C’est ainsi que Virgile qualifie la Nuit dans l’Enéide[8] et Amyntas dans les Bucoliques[9]. Ainsi que Tibulle nous présente les Indiens[10], et Ovide Andromède[11], sans parler de Properce, qui oppose une fille colore fusco à une blanche[12].

La cause est entendue, Térence, né à Carthage, avait donc un teint d’un brun assez foncé. Le plus piquant, dans cette affaire, est que cet esclave africain, pour le moins mulâtre, affranchi par le sénateur Térentius Lucanus, avait reçu, de celui-ci, une éducation aristocratique. Nourri des lettres grecques, il sera l’un des plus hellénisés des écrivains latins. Ce n’est pas hasard si, à la subtilité grecque, il ajouta le don nègre de l’émotion, et le tout dans une symbiose harmonieuse.

Si Térence fut le plus illustre des écrivains latins de couleur, il ne fut pas le seul si l’on en croit les témoignages littéraires et artistiques.

…à Memnon l’Africain

Il y a, parmi les orateurs, représentés par plusieurs bronzes, le fameux Domitius Afer, qui était, selon Tacite, «parvenu aux charges les plus hautes et doué d’une grande éloquence», et que Quintilien nous présente comme un «très grand orateur».

Si je parle de l’art oratoire, c’est qu’à Rome il fait partie de la littérature. Je n’oublierai pas non plus le célèbre Memnon, l’Africain. Nous le connaissons par Philostrate, qui, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane, nous le dit «pupille du sophiste Hérode Atticus» et «de race éthiopienne». Snowden nous apprend que «nous avons, de Memnon, un portrait conservé à Berlin-Est» et que, si Hérode Atticus l’avait «pris pour fils adoptif», c’était pour «son assiduité à l’étude»[13].

Avec la religion, nous abordons la dernière étape de notre panorama, qui nous donnera la clef du problème. Ce problème est, je le rappelle, non seulement la place, mais, plus essentiellement, le rôle des Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne.

La religion romaine, comme on le sait, était une religion de la Cité. Elle n’admettait pas les étrangers. Au demeurant, elle ne faisait pas de prosélytisme. C’est pourquoi lorsque Auguste, dans son œuvre de restauration, voulut revenir aux mores majorum, aux «mœurs des ancêtres», il pourchassa les fidèles, mais surtout les desservants des religions exotiques. On les accusait de superstition, et les Colchidiens passaient pour les plus grands magiciens. Rien ne prouve autant l’importance des religions et, partant, de la magie

africaine à Rome que la littérature latine elle-même, comme le montre la thèse de Mme Anne-Marie Tupet, intitulée la Magie dans la poésie latine[14] et que l’Ecole de Dakar a saluée avec joie.

La religion romaine: une religion africaine

Dans le chapitre II, qui porte le titre de «les Dieux des magiciens», Mme Tupet note que les «terres de magie par excellence sont l’Egypte et les pays du Moyen-Orient».

Quelles étaient ces religions exotiques? La réponse est d’autant plus difficile à préciser qu’il s’agissait de cultes ésotériques, venus d’Asie, mais surtout d’Afrique, dont la doctrine n’était révélée qu’aux initiés. Parmi ces cultes, le plus célèbre était celui d’Isis, importé d’Egypte. Il faudrait, sans doute, y joindre celui de Tanit, la grande déesse carthaginoise. Ce que je voudrais souligner, ici, c’est le rôle important que jouaient les Noirs dans ces cultes, dont l’art nous donne plus d’un témoignage, comme nous le montrent Frank Snowden et Jean Leclant dans l’Image du Noir dans l’art occidental.

Je ne retiendrai que trois œuvres, et d’abord deux fresques du Musée national de Naples, représentant des cérémonies isiaques. On y reconnaît les Noirs, écrit Snowden, à «l’éclat de leur longue tunique blanche, souligné par la peau noire des torses nus», mais aussi au rôle, important, qu’ils semblent y jouer. On voit, dans les deux fresques, parmi d’autres rôles, ici un joueur de flûte et là un danseur. Mais on sait, comme le note Leclant, que «le culte fut souvent établi par d’authentiques prêtres égyptiens», c’est-à-dire noirs, ajouterai-je.

La troisième œuve est précisément un relief funéraire d’ Arrici a représentant une danse exécutée au cours d’une cérémonie isiaque. Leclant y a reconnu certains personnages au «type négroïde assez accusé», que souligne une cambrure caractéristique.

Pourquoi si souvent des Noirs dans les cultes dits «orientaux» et pour y occuper des rôles aussi significatifs que ceux de prêtre, de musicien et de danseur? Disons, d’abord, avant de répondre, qu’avant de se répandre à Rome, l’habitude en avait été prise en Afrique et en Asie.

«Les Egyptiens ne sont qu’une colonie éthiopienne conduite par Osiris. »

Pour m’en tenir à l’Afrique, l’on a signalé que la prêtresse de Tanit découverte à Carthage dans un sarcophage était une négresse.[15] Et Virgile, au chant IV de l’Enéide, évoque la figure d’une magicienne, venue du pays des Ethiopiens:

«Venue de là, on m’a signalé une prêtresse de race massylienne, Gardienne du temple des Hespérides, qui préparait les repas du dragon et veillait sur les rameaux de l’arbre sacré. En répandant du miel liquide et des pavots somnifères[16]».

Pourquoi donc ces Noirs dans les cérémonies du culte d’Isis? Ma première réponse est qu’Isis elle-même est souvent représentée en femme noire, comme l’Egypte ou l’Afrique au demeurant. Leclant, en nous signalant «plusieurs statues romaines d’Isis en pierre noire»[17], nous présente la statue d’Isis du Musée grégorien provenant de la villa Adriana.

Allant plus loin, je dirai que, comme la civilisation elle-même, la religion égyptienne venait d’Ethiopie, c’est-à-dire de Nubie. En effet, Diodore de Sicile, qui s’est renseigné auprès des prêtres égyptiens et des informateurs nubiens, écrit: «Les Egyptiens ne sont qu’une colonie éthiopienne conduite par Osiris. »

Et encore: «Les rois honorés comme des dieux, les soins pris aux funérailles des morts et beaucoup d’autres rites sont des institutions éthiopiennes. Enfin, le sens attaché aux images sculptées et le type des lettres égyptiennes seraient également empruntés aux Ethiopiens. »

Zeus, un Dieu noir pour le monde méditerranéen

Mais voici les lignes essentielles: «Ils (les prêtres) disent qu’ils (les Ethiopiens) furent les premiers à apprendre à honorer les dieux et à organiser des sacrifices, des fêtes, des processions et autres rites par lesquels les hommes honorent la divinité; et qu’en conséquence leur piété a été proclamée partout parmi les hommes, et il est généralement admis que les sacrifices préparés par les Ethiopiens sont les plus agréables aux dieux. Comme preuve, ils en appellent au témoignage du poète qui est peut-être le plus vénéré parmi les Grecs, car, dans l’Iliade, il représente Zeus et le reste des dieux absents, en visite en Ethiopie pour partager les sacrifices et le banquet qui étaient donnés, chaque année, par les Ethiopiens à tous les dieux réunis.»

Voilà donc, d’après Diodore et d’autres écrivains grecs dont Homère, Hésiode, Hérodote et Héliodore —, les Ethiopiens inventeurs de la religion, de l’art et de l’écriture. Rien d’étonnant, dès lors, que, dans la mythologie grecque, dont les Romains ont hérite en partie, on rencontre des dieux et des héros noirs Delphos. Andromède, Céphée, Persée, Memnon, Circé, Cybele. Retenons surtout Circé , la magicienne, et Cybèle, déesse de la fécondité, qui avait été , depuis la phéhistoire, honorée sous les expressions de «Grande Mère», «Grande Déesse» et «Mère des Dieux». Jusqu’à Zeus lui-même, à qui les habitants de Chio donnèrent le surnom d’Aithiops, «l’Ethiopien».

Un pape noir et un empereur métis aux commandes du monde méditerranéen

Je sais que plusieurs de ces dieux et héros, sinon tous, ont une sorte de double face: africaine et asiatique, noire et blanche. Je ferai remarquer simplement que les Noirs habitaient aussi bien en Asie qu’en Afrique, comme l’ont fait remarquer plusieurs écrivains anciens. Mais le plus curieux, dans tout cela, c’est que les Romains, paradoxalement et sous l’influence, sans doute, de leur africanisation plus grande — puisqu’ils allèrent jusqu’à avoir un empereur métis, Septime Sévère, et un pape noir au IVe siècle après Jésus-Christ —, accentuèrent le caractère nègre de certains dieux et héros, comme Memnon et Isis.

Allons encore plus loin. Leclant écrit: «L’origine des Vierges noires du Moyen Age est très controversée: on a voulu y voir une survivance des représentations d’Isis allaitant ou portant Horus sur ses genoux»

Et récemment encore, dans le mensuel, le très mondain Marie-France de Paris, Elisabeth Morel consacrait plusieurs pages du numéro de décembre 1976 au «Mystère des Vierges noires». Ici aussi, il faut remonter à Isis, mais ce n’est pas suffisant. Dans l’espace, on remontera, au-delà de l’Egypte, à l’Afrique noire et, dans le temps, au début du Paléolithique supérieur, c’est-à-dire à l’Aurignacien, où la statuaire fit son apparition, portant les caractéristiques de «l’art nègre»: ceux de l’image symbolique et du rythme fait de parallélismes accentués et souvent asymétriques.

«Thales, Pythagore et Platon, sont allés, en Egypte, s’instruire auprès des prêtres»

Comme nous l’apprennent Henri Breuil et Raymond Lantier[18], mais surtout Luce Passenaud[19], en 1959, on a recensé une quarantaine de statuettes aurignaciennes en Europe et en Sibérie.

On retrouve, en elles, les traits caractéristiques de l’art nègre dont je viens de parler, je veux dire, outre le symbolisme de la fécondité, la stylisation du rythme nègre avec la «stéatopygie», les cheveux «à la nubienne» et les «tatouages géométriques». On retrouvera ce symbolisme et cette stylisation tout autour de la Méditerranée, jusqu’au Néolithique, voire jusqu’aux temps historiques. Voilà, à mon avis, l’origine des Vierges noires, héritières des «statuettes de fécondité», que les négroïdes commencèrent de sculpter dès l’Aurignacien et que les Noirs d’Afrique ont continué de sculpter jusqu’au XXe siècle.

En manière de conclusion, je rappellerai que la science et la philosophie, sinon la religion, grecques étaient nées au contact des Egyptiens. Les fondateurs de la science et de la philosophie grecques, comme Thales , Pythagore et Platon, sont allés, en Egypte, s’instruire auprès des prêtres. Les Romains ont imité les Grecs. Ils ont même, dans le domaine important de la mythologie, accentué le caractère nègre de certains dieux et héros.

C’est pourquoi, reprenant les recherches d’Obenga, qui, au départ, avait lui même repris celles de Cheikh Anta Diop, les jeunes philosophes de l’Ecole de Dakar vont entreprendre des recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la philosophie négro-africaine par la médiation de l’Egypte. On me dira, je le sais, que les Egyptiens anciens n’étaient pas des Noirs. Hérodote, nous l’avons vu, nous dit le contraire, ainsi que d’autres Grecs, témoins oculaires.

Dans le monde méditerranéen antique, le Noir n’était pas victime de préjugés

Les Egyptiens étaient, pour le moins, des métis de Noirs et de Blancs, comme le sont, aujourd’hui, les Indiens, et ils avaient probablement plus de sang noir que ceux-ci. On nous a dit, d’autre part, que, dans l’art romain, les Noirs avaient été présentés sous une forme caricaturale et qu’ils étaient grotesques. C’est vrai, mais pas le plus souvent. Les Blancs ont été, eux aussi, présentés sous cette forme, notamment, comme les Noirs, dans les scènes satyriques. Il reste que nous avons, très souvent, de beaux portraits de jeunes Noirs, comme le Petit Musicien Barberini de la Bibliothèque nationale, à Paris, d’hommes, comme Memnon, de femmes aussi, surtout quand elles représentent Isis, l’Egypte ou l’Afrique.

Si les artistes grecs et romains ont si abondamment représenté les Noirs, et c’est par là que je terminerai, c’est qu’ils leur donnaient une grande importance dans leur vie sociale, une importance primordiale dans leur vie religieuse. Ce n’est pas hasard, en effet, outre les dieux et héros noirs, que nombre de cités grecques aient frappé certaines de leurs monnaies avec une tête de nègre et qu’à Athènes, au Ve siècle, comme nous l’apprend Edmond Pottier, on ait «remplacé la marque usitée de la chouette par une tête de Nègre»[20].

Ce n’est pas non plus hasard si Elisabeth Morel note que, dans le monde méditerranéen, le noir était une couleur sacrée. Encore une fois, il faut remonter à l’Aurignacien, au Paléolithique supérieur, à la première civilisation de l’Homo sapiens, qui était négroïde, nous disent Breuil et Lantier.

Rien d’étonnant donc que les anciens Méditerranéens fussent sans préjugés contre les Noirs, même les Romains, qui furent si durs contre Carthage.

Léopold Sédar Senghor

Source: Amania Info

Références

[1] Hérodote. //, 104. 

[2] La Grèce devant la négritude, pp. Kl – 12V 

[3] Eschile dans Ethiopie ou Memnon.

[4] Tite-Live, XXI, 22,2,3

[5] Héliodore, Aethiopica, 9.16, 19

[6] Histoires, n, 58

[7] Tite-Live, XXIX

[8] VIII, 369

[9] X, 38

[10] II, 3,55.  17,5

[11] Héroïdes, XV, 36

[12] II, 25, 43

[13] L’image du Noir dans l’art occidental,! I, p. 238. 

[14] Service de reproduction des thèses, université de Lille III, 1976.

[15] Cf. E. Pittard: les Races et l’Histoire, Renaissance du Livre, Paris, p. 410. 

[16] Enéide, IV, 483 4X6

[17] Le Noir dans l’art occidental, 1, p 2H

[18] Les Hommes de la pierre ancienne, Pavot. Paris.

[19] Les Statuettes féminines paléolithiques, dites «Vénus stéatopyges», Teissier, Nimes.

[20] Epylwos, étude de céramique grecque, Paris, p. 144. 

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